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L’autre guerre de Steinlen

Steinlen en 1914

Steinlen est en 1914 une figure populaire parmi les dessinateurs de presse et les illustrateurs comme le sont aussi Adolphe Willette, Forain, Abel Faivre et quelques autres. Acquis aux idées socialistes et libertaires, il est un proche d’Anatole France et compte parmi ses amis Aristide Bruant et Jean Grave. L’artiste est connu, entre autres, pour ses œuvres au contenu politique et social qui s’attachent à transmettre une forme de compassion pour les déshérités1.

Né en Suisse, Théophile Alexandre Steinlen s’installe dans la capitale vers 1881 et s’y fait rapidement une place de choix grâce à son talent et à ses amitiés qui lui font découvrir la vie Montmartroise. C’est dans la revue Le Chat Noir, qui connaît un grand succès, que Steinlen fait paraître ses premiers dessins. Il s’agit à l’époque d’histoires sans paroles dans lesquelles on compte de nombreux chats souvent facétieux que Steinlen affectionne tout particulièrement et dont les représentations très variées resteront une de ses spécialités. Durant les années qui suivent et jusqu’au tournant du siècle, l’artiste illustre des chansons, dessine dans Le Gil Blas illustré et Le Mirliton et réalise ses premières affiches qui joueront un grand rôle pour sa notoriété. Il illustre aussi des ouvrages littéraires et peint des toiles qui sont montrées lors de ses premières expositions. La décennie avant-guerre est une période d’engagement pour Steinlen à la fois par son action politique (il milite de nombreuses années pour, entre autres causes, la création d’un syndicat des dessinateurs) et par son art qu’il met au service d’illustrés d’actualité comme l’Assiette au Beurre. Grand technicien du dessin, il a imposé, avec les années, un trait libre, gras, nerveux qui est sa signature.

Quand la guerre est déclarée, Steinlen a cinquante-cinq ans. L’homme est trop âgé pour combattre. Anarchiste, antimilitariste, il ne se joint pas aux élans patriotiques de ses confrères illustrateurs, même s’il compose quelques images allégoriques de la Liberté et de la Nation. Le malheur des populations en exode et les atrocités allemandes qui le révoltent2 seront parmi ses premiers sujets. Durant le conflit, Steinlen reste lui-même : attentif aux petites gens de l’arrière et aux « ouvriers de la guerre ». « L’anarchisme de Steinlen est l’inspiration même de la Révolution des civils faisant la guerre finale à la guerre elle-même. » écrit Camille Mauclair3 qui ajoute : « Pour faire de très belles choses, il aura suffi à Steinlen de regarder profondément en lui-même, de rester profondément logique avec lui-même ».

« Permissionnaire à la canne »
lithographie, 1916

« Femme et ses trois enfants »
lithographie, 1916

« Départ »
lithographie, 1916

La production de guerre

Un grand nombre de ses œuvres prennent alors pour motifs des femmes, des enfants, des vieillards que la guerre plonge dans l’attente, l’exode voire parfois la misère. Il multiplie aussi les représentations de soldats permissionnaires observés dans les gares parisiennes et croqués sur le vif dans des scènes souvent touchantes.

La notoriété des dessins de guerre de Steinlen s’est bâtie sur ces nombreuses images de compassion. Elles ont forgé l’œuvre humaniste que l’Histoire retient et qui fût très apprécié pendant la guerre. Camille Mauclair voit juste lorsqu’il écrit : « Steinlen est un grand observateur humain dont le cœur a parlé, dont le cœur a aimé ce que voyaient ses yeux, et qui, dans la vaste convulsion, est resté lui-même, plein de pitié clairvoyante. Il se sert magistralement des éléments naturels et éternels de son art, il suggère le sentiment par l’étude serrée puis largement synthétisée du visible (…) mais aussi par une âpreté qui décèle la faculté d’indignation, sans laquelle la pitié n’est qu’une velléité inopérante. »4

Steinlen réalise dans ces années deux séries de lithographies dites « Actualités » ou « La guerre » ainsi qu’un album, également de lithographies, intitulé « Croquis du temps de guerre ». L’ensemble regroupe environ quatre-vingt dessins et forme la partie la plus visible de son œuvre de guerre.

Parmi ces quatre-vingt estampes à grands tirages, seules sept peuvent être considérées comme présentant des scènes se déroulant sur le front, en excluant les portraits en pied de poilus qui apparaissent sans décors. Dans ces compositions, l’artiste nous montre des troupes en marche et seulement deux scènes de poilus dans les tranchées.

Attaché à rendre compte de ce qu’il voit, l’artiste se sent, sans doute, frustré de ne pouvoir approcher des lignes et devoir se contenter de représenter la guerre en s’inspirant de ce qu’il observe à Paris et de ce qu’il voit dans la presse. La photographie est devenue en quelques mois le support visuel privilégié pour représenter la guerre à travers des motifs imposés par la censure, au détriment d’une illustration artistique qui échoue à représenter les nouveaux aspects de ce conflit moderne.

En 1915, le vieux maître a l’opportunité de s’approcher du front à deux reprises. Les dessins inspirés par ces séjours dans la Somme, inventoriés par Jacques Christophe dans son Catalogue5, représentent des bâtiments et des paysages dévastés mais aussi des groupes d’hommes en marche et des prisonniers allemands. Plus tard, en 1917, Steinlen participe à la troisième mission artistique aux armées organisée par le sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts. Quelques dessins de soldats blessés et de groupes de combattants au repos ont été identifiés par Jacques Christophe comme faisant suite à cette mission, semble-t-il, écourtée6. Aucun de ces dessins, inspirés par l’observation sur le terrain, ne semblent s’éloigner des représentations de l’époque.

Pourtant, c’est au début de cette même année, avant sa mission aux armées et dans le cadre d’une grande exposition consacrée à ses dessins de guerre à Paris7, que Steinlen présente un ensemble d’eaux-fortes qui dénoncent l’horreur des combats.

« La nuit » ou « Une nuit à Souchez », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

« Nid de blessés », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

Une série à part : les eaux-fortes de 1917 sur les combats

La pitié et l’indignation évoquées plus haut par Mauclair, se trouvent exprimées avec une intensité toute particulière dans ces gravures méconnues que sont « Terre d’épouvante », « Nid de blessés » et « La nuit ». Elles présentent des scènes où une multitude d’hommes blessés et rampants, presque aspirés par la terre, tentent de se relever et d’échapper à l’horreur vécue. Déshumanisés par l’infernale expérience, certains protagonistes représentés à quatre pattes traduisent une ardeur animale à survivre. L’instinct de vie semble jaillir derrière ces yeux atterrés peut être à la vue des secours qui arrivent.

L’utilisation de la gravure à l’eau-forte et de l’aquatinte permet un rendu crépusculaire. La rondeur et l’épaisseur du trait laissé sur la pierre lithographique font place à un réseau abrupt de lignes qui dessinent les différents degrés de l’horreur. Ces gravures peuvent évoquer Le visage de la Victoire, l’œuvre puissante d’Henry de Groux, dont certaines eaux-fortes, exposées à Paris un an plus tôt, présentent des scènes particulièrement macabres de corps étendus et de charniers8.

Steinlen compose ces trois dessins en adoptant un point de vue en légère plongée. La profondeur est ainsi augmentée ce qui crée un espace pour introduire davantage de protagonistes. Cela est évident dans « La Nuit » et sa composition verticale. Cette scène est d’ailleurs particulièrement troublante : les personnages semblent avancer comme des morts-vivants ; leur apparition est fantomatique. On ne peut s’empêcher de penser à la scène finale du film J’accuse d’Abel Gance au cours de laquelle les morts se relèvent mais aussi aux mots de Barbusse dans Le feu : « Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable, il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d’ordure »9.

Dans le dessin, comme chez Barbusse, les uniformes sont presque effacés. Les soldats ne sont pas casqués. Au premier plan, un soldat assis visiblement souffrant et, à ses côtés, son compagnon à quatre pattes, le bras tendu, progressent vers le bord du cadre occupé par des bottes qui appartiennent sans aucun doute à des soldats morts. Au deuxième plan, un combattant est debout sur des béquilles. Il sort d’un trou. Il faut chercher plus loin pour retrouver d’autres soldats debout car tous semblent littéralement se traîner dans la direction du spectateur. Les hommes sont pour certains hébétés et pour d’autres, on croit percevoir des positions qui traduisent l’abattement voire la souffrance. La multitude de personnages blessés et souffrants crée un profond malaise. Cette scène fait suite à l’enfer vécu par les soldats mais Steinlen choisit le temps de l’espoir qu’il traduit par ce grand mouvement de tous les protagonistes dans la même direction et une lumière sur le champ de bataille, qui contraste fortement avec le ciel de nuit vaporeux. Cette scène est parfois titrée « Une nuit à Souchez », évoquant ainsi les heures terribles de 1915.

« Terre d'épouvante », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

On retrouve un personnage avançant avec des béquilles dans la composition horizontale intitulée « Terre d’épouvante » (ce soldat qui semble âgé a d’ailleurs quelques ressemblances avec l’artiste). Sa tête et une de ses jambes sont bandées. Il est debout et avance vers la gauche tandis que trois soldats derrière lui regardent dans la même direction. Le dernier s’est levé. Tous semblent très agités mais c’est le personnage au premier plan, à terre, qui a le visage le plus expressif. A quatre pattes, il se joint au mouvement de tous les autres pour se diriger vers ce que l’on devine être les secours. Le ciel visible au-dessus du talus semble rempli de fumées, de pluie et peut-être aussi d’explosions. Pour certains, il est trop tard, comme ce soldat mort sur le ventre en bas à gauche près du cadre. Et que penser de ces têtes de soldats, sans corps discernable, peut être déjà enterrés, sans retour possible vers la vie, comme vaincus par les épreuves ?

Dans « Nid de blessés », on est frappé par le malheur et la détresse exprimés par ces soldats, pour la plupart allongés. Comme pour les deux autres dessins, le spectateur est troublé devant ces corps et ces visages diminués. Ces blessés ont-ils été « parqués » là après des premiers soins ? Un combattant au visage émacié, main sur la poitrine, et qui semble plutôt jeune, trouve un peu de chaleur auprès d’un combattant plus âgé. Un soldat hébété, assis, les mains sur ses jambes, fixe le spectateur et semble le prendre à témoin de sa détresse. Les deux figures au fond de ce trou sont moins distinctes. De celui qui fixe lui aussi le spectateur, on ne perçoit qu’une main sur son compagnon et un visage blessé, livide, sourcils froncés, tel un masque, exprimant une forme de colère ou de révolte. Le traitement de la lumière de la composition porte notre regard vers le personnage au premier plan. Il semble en mouvement, agrippant le rebord du trou. Peut-être est-ce lui que ses compagnons regardent ou écoutent car sa bouche est ouverte et l’on pourrait imaginer qu’en surgit un râle de terreur et d’impuissance. Au premier plan, Steinlen a placé des symboles du combat passé : casque, fusil, baïonnette et ustensiles.

Genèse

Ces trois dessins ne ressemblent en rien au reste de la production publiée ou éditée de Steinlen pendant la guerre. Il s’agit d’une vraie rupture pour l’artiste, contrairement à Henry de Groux dont les eaux-fortes de 1916 prolongent une vision noire et violente caractéristique de son œuvre. Ce type de scènes pouvait être interprété comme appartenant à une veine « défaitiste » par une certaine presse et une partie de l’opinion, même si en 1917 les mentalités avaient fortement évolué. Si l’on respecte la chronologie élaborée par Jacques Christophe et contrairement à ce qui a pu être écrit parfois, il n’y pas de lien direct entre la mission artistique à laquelle participe Steinlen et la genèse de ces dessins. En effet, ceux-ci sont présentés dès février alors que l’artiste part finalement en mission en avril 1917. Il est donc peu probable que Steinlen, qui n’est pas un artiste-combattant, traduise là des scènes observées. Il semble plus juste d’imaginer ces dessins comme le fruit d’une imprégnation de diverses sources d’influence. Depuis 1916, l’arrière a une perception plus réaliste des expériences du soldat. La presse et surtout la littérature participent à cette évolution. Au premier rang des œuvres paraissant à cette époque, Le feu d’Henri Barbusse connaît un succès immédiat auprès d’un large public. L’ouvrage parait aux éditions Flammarion fin 1916 c’est à dire à l’époque où Steinlen prépare son exposition et réalise, entre autres, la série d’eaux-fortes dont il est question dans ces lignes. On devine facilement la résonance qu’a du avoir l’œuvre de Barbusse auprès d’un Steinlen aux idées approchantes. L’artiste, qui a échangé quelques lettres avec l’auteur du Feu, compte, par ailleurs, dans son entourage le dessinateur Bernard Naudin. Celui-ci, mobilisé durant un an car plus jeune, a ramené du front nombre de croquis parus à Paris chez René Helleu. La curiosité de Steinlen sur la guerre et les combats pouvait donc se nourrir de l’expérience de son ami. Les deux hommes formeront équipe lors de la mission artistique aux armées. Par ailleurs, il faut compter aussi avec l’influence qu’ont dû avoir les œuvres d’Henry de Groux, exposées quelques semaines avant Steinlen dans la même galerie. De Groux et Steinlen vont se côtoyer à l’époque de la genèse des eaux-fortes avec des échanges sans doute consacrés, entre autres, à la représentation de la violence de la guerre.

Tirage

La diffusion des eaux-fortes a été restreinte puisqu’elles furent tirées à seulement douze exemplaires (dix pour « La nuit »). S’agit-il d’une forme de frilosité de la part de l’artiste au regard de la particularité de ces dessins s’inscrivant en dehors de son « champ de notoriété » ? Une épreuve de chaque eau-forte fut achetée lors de l’exposition par un représentant des Beaux-Arts et les époux Leblanc en firent entrer un exemplaire dans leur collection, donnée quelques mois plus tard à l’État.

« Les échappés de l'enfer, n° 1 », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

« Les échappés de l'enfer, n° 2 », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

Les autres eaux-fortes de la série

A la même époque, l’artiste réalise d’autres gravures représentant des scènes situées sur le champ de bataille. Parmi celles-ci, deux eaux-fortes intitulées « Les échappés de l’enfer » (no 1 et no 2) qui représentent des soldats valides portant secours à leurs compagnons blessés. Certains sont soutenus, d’autres portés sur le dos ou transportés à deux. Hormis ces scènes de groupe, Steinlen réalise aussi des compositions à deux ou trois personnages sur le même thème (« Les deux amis », « Les camarades »). On peut voir ces scènes comme une suite aux événements décrits dans les trois dessins évoqués précédemment : les blessés se sont dressés, ils ont appelé pour se signaler et leurs camarades sont venus les secourir. L’artiste dessine dans une autre composition une explosion qu’il place dans une scène de guerre à la structure complexe intitulée « Organisation ». Des soldats occupés à des travaux de terrassement sont présentés en premier plan tandis que d’autres en file, lourdement chargés de sacs, les rejoignent. Aucun ne semble troublé par une explosion impressionnante qui produit une masse de fumée et, certainement aussi, une multitude d’éclats et de projectiles divers. L’arrière-plan où se déroule cet événement dramatique occupe plus de la moitié de l’image. L’artiste évoque dans cette composition la fragilité et l’impuissance du poilu face à la présence continuelle du danger et de la mort.

« Organisation », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

« Les camarades », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF

La production d’œuvres de guerre de Steinlen s’amenuise vers la fin de l’année 1917 et plus encore en 1918. Son décès en 1923 et celui de son ancienne compagne Masseida, quelques années plus tard, sont suivis de plusieurs ventes aux enchères qui dispersent les dessins, estampes et peintures de son atelier. Certains dessins originaux inscrits aux catalogues de ces ventes reprenaient-ils des thèmes similaires ? Voilà qui semble bien difficile à déterminer sur la base des seuls titres fournis par les catalogues de ces ventes. Toutefois, les sujets d’une série de dessins intitulée La Grande Misère du soldat devaient, on le devine, s’en rapprocher10.

Un ensemble d’œuvres peu connues

Steinlen, le dessinateur du poilu « bonhomme », du territorial, des permissionnaires avec femmes et enfants a participé pleinement à la création de la figure de ce soldat de légende. Avec d’autres, il a privilégié un soldat mature, le fameux « pépère », participant d’ailleurs ainsi à un déficit d’images du soldat plus jeune, pourtant principalement mobilisé et tué11. Cet « ouvrier de la victoire » il l’a mis en scène dans des moments soustraits aux combats : assoupi en attendant son train, errant dans les rues, embrassant sa compagne ou portant son enfant. Ces images ainsi que celles consacrées à toutes les victimes civiles de la guerre, très diffusées et depuis souvent reprises, ont invisibilisé un versant de son œuvre de guerre peu connu. Camille Mauclair dans son texte de 1918 n’évoque aucune des eaux-fortes représentant ces scènes de soldats (même si « Les échappés de l’enfer » et « Les deux amis » sont reproduits en hors-texte). Pour Noël Clément-Janin, dans son article de 1917 de La gazette des beaux-arts sur les estampes de guerre, les œuvres d’Henry de Groux et de Steinlen sont proches même si pour ce dernier « la guerre à peindre est à l’arrière, là où les hommes se reprennent à l’existence, et non dans les tranchées où ils s’ennuient (sic).12 » Plus près de nous, Philippe Dagen, l’auteur du Silence des peintres qui, en 1996, théorise l’incapacité de la peinture et de l’art graphique à représenter la Grande Guerre, commente les écrits de Mauclair et écrit que pour ce dernier Steinlen a eu raison « de s’en tenir aux permissionnaires dans les gares, aux infirmières, aux convalescents, aux mères éplorées et aux symboles patriotiques »13. Enfin, pour Philippe Vatin dans son Voir et montrer la guerre14, lorsque « lui (Steinlen) ou Henry de Groux signifient des scènes de combat, ils y ajoutent un personnage symbolique qui transfigure et donc masque l’aspect fictif de l’œuvre ». Pour Vatin, c’est par le silence que Steinlen a exprimé son opposition à la guerre. Bien seuls sont donc François Robichon qui dans Les missions d’artistes aux armées en 191715 relève le caractère poignant de ces eaux-fortes (soulignant que la guerre a, pour certains artistes, un  caractère intérieur lié à la sensibilité) et Marine Branland qui, commentant l’eau-forte « Les deux amis », l’associe à une « deuxième tendance » de Steinlen utilisant la taille-douce et constituée d’images plus confidentielles. Elle y voit très justement une façon pour l’artiste de « décrire sobrement la souffrance des soldats, la fatigue et les peines causées par la guerre mais aussi la solidarité et la fraternité qui s’établissent entre soldats du front »16.

« La ligne de feu », Henry de Groux
eau-forte extraite du Visage de la Victoire, 1916

« Batterie saccagée », Henry de Groux
eau-forte extraite du Visage de la Victoire, 1916

Cet ensemble exceptionnel de dessins est pourtant, avec ceux réalisés par Henry de Groux, un exemple de dénonciation rare de la brutalité de la guerre pendant le conflit. Au-delà du quotidien de l’arrière qu’il a tant représenté dans ses lithographies et des conséquences de la guerre, sujets de plusieurs de ses affiches, l’artiste a voulu, avec ces eaux-fortes, décrire une réalité brutale. Il l’a fait avec force mais aussi avec beaucoup de compassion pour ces hommes devenus soldats qu’il dessinait avant-guerre. Ce sont des œuvres à redécouvrir et à commenter, comme l’a fait l’historienne de l’art Bettina Richter qui, en 2009, à propos de « Une nuit », écrit : « Des hommes devenus semblables à des bêtes avancent à grand-peine dans la boue. L’isolement total a définitivement aboli la communauté de tranchée tant invoquée. Steinlen trouve, avec cette illustration, sa formulation la plus radicale pour exprimer ce qu’est la guerre. Sa franchise brutale est sans égale pour l’époque.17 » Steinlen a trouvé dans ses qualités propres — techniques mais surtout humaines — une voie pour représenter ce que beaucoup ont renoncé à faire. Félix Vallotton, au retour de sa propre mission artistique aux armées, a ainsi exprimé ses doutes dans son journal et face aux spectacles qui s’offraient à lui n’a pas caché ses peurs, notamment devant « (ces) soldats affalés, soudés au sol et passifs, ces teints recuits, ces yeux atones et cet abandon total de l’être écroulé dans le renoncement. » N’est-ce pas là exactement un commentaire qu’aurait pu inspirer les hommes représentés par Steinlen dans ses eaux-fortes ?

Cet article doit beaucoup au travail remarquable de Jacques Christophe qui a daté et classé les œuvres de guerre publiées ou éditées de Steinlen et a rédigé un historique riche en renseignements biographiques (voir notes 2 & 5).

NOTES

1. Anatole France écrit : « Il aime les humbles et il sait les peindre. La pitié coule de ses doigts habiles à retracer la figure des malheureux. Il est doux. Il est violent aussi. Quand il représente les méchants, quand il fait des tableaux de l’injustice sociale, de l’égoïsme, de l’avarice et de la cruauté, son crayon éclate, flamboie, terrible comme la justice vengeresse. Cette haine est encore de l’amour… Il est dans la nature et la nature est en lui. De là, dans son œuvre, cette grandeur baignée de tendresse. » (Citation dans l’avant-propos de Exposition Steinlen, catalogue par Jacques Lethève, BN, 1953)

2. L’œuvre de guerre, Œuvre graphique de 1914 à 1920, Jacques Christophe, Aléas, 1999 [JCH, 1 & 2], p. 87

3. La guerre par Steinlen, numéro spécial de L’art et les artistes, Camille Mauclair, 1918 [CMA], p. 38

4. [CMA] p. 23

5. [JCH, 1 & 2] Cet ouvrage comprend un premier volume qui forme un catalogue de référence pour les œuvres de guerre publiées ou éditées (estampes, illustrations, cartes postales, affiches…). Cet inventaire ne comprend donc pas les dessins originaux. Le deuxième tome est un historique qui intègre de nombreux développements biographiques et détaille les événements liés au conflit. On y trouve un index des personnes citées et une liste des sources bibliographiques (184 entrées !)

6. [JCH, 2] p. 196

7. Exposition de l’œuvre de guerre de Steinlen, galerie La Boëtie, 20 février – 11 mars 1917 ; catalogue éd. La Guerre

8. Les deux hommes se connaissent bien : Henry de Groux peint le portrait de Steinlen en 1916

9. Le feu, Henri Barbusse, Flammarion, 1965 (1ère édition en 1916), p. 268

10. [JCH, 2] p. 182

11. Générations sacrifiées: le bilan démographique de la Grande Guerre, François Héran, 2014 (sur cairn.info)

12. La gazette des beaux-arts, Paris, 1917. Plusieurs articles vont se succéder dans l’année sur les estampes de guerre, tous rédigés par Clément-Janin qui tente, dans cet amoncellement, une classification de la production. L’absence de commentaires sur les eaux-fortes présentées ici s’explique, sans doute, par la date de rédaction de l’article qui doit être antérieure à la présentation des œuvres lors de l’exposition de février 1917. Cependant, en 1919, lors de la réédition en recueil de ses articles, Clément-Janin se contentera d’ajouter une note expliquant la proximité des dates des expositions de de Groux et Steinlen dans la même galerie.

13. Le silence des peintres, Philippe Dagen, Hazan, 2012 (1ère édition en 1996), p. 105

14. Voir et montrer la guerre, Images et discours d’artistes en France (1914-1918), Philippe Vatin, Les presses du réel, 2013, p 224-226

15. Les missions d’artistes aux armées en 1917, François Robichon in Peindre la guerre, Cahiers d’études et de recherches du musée de l’Armée, n° 1, 2000 ; en téléchargement libre ici.

16. « La « pinacothèque » de Louise et Henri Leblanc », Marine Branland in 1914-1918 Orages de papier, Les collections de guerre des bibliothèques, Somogy, Paris, 2008, p. 197

17. Steinlen, catalogue de l’exposition du Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, Pagine d’Arte, 2009, p. 62-63

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